La musique d'une vie

Un cheminot entre rapidement, traverse la salle, sort par la grande porte donnant sur les quais, sur la nuit.

La main glissant sur le mur, j'aboutis dans un cul-de-sac, trébuche sur une pile de couverture des wagons-lits, décide d'abandonner mes recherches.

Le convoi a été reformé et j'ai même craint un instant qu'on nous abandonne sur une voie de garage.

Deux soldats, chapka rejetée sur la nuque, capote déboutonnée, se frayent un passage à travers la masse de corps recroquevillés.

Ces sentiers battus du caractère national, ces questions maudites de la russité abordées par tant de têtes pensantes ; un pays [hors] de l'Histoire, le pesant héritage de Byzance, deux siècles de joug tatar.

Au début de mai, éclatait la nudité de Léra sous cette robe brune qu'ils arrachaient ensemble dans la précipitation de baisers encore clandestins, l'oreille tendue vers […] le couloir de la datcha.

Une seconde de silence gêné me permet d'apercevoir sur son front la profonde cannelure d'une blessure blanchie par le temps.

L'espace est apprivoisé par l'architecture, incurvé par la vitesse d'une autoroute, humanisé par le sourire d'une cariatide dont on voit le visage par la fenêtre de mon appartement.

La façade lui était connue jusqu'à la moindre corniche, jusqu'aux gaufrures des rideaux aux fenêtres.

C'est l'emballage qui attire mon regard - des feuilles froissées de vieilles partitions.

Il cherchait le nom de son père, auteur dramatique, et aussi de temps en temps le nom de Victoria Berg, sa mère, lorsqu'elle donnait des récitals.

Dans le fourneau de la cuisine, ils brûlent le vieux violon de son père […] ; dans l'affolement le père oublie de relâcher les cordes et Alexeï […] entend le rapide arpège des cordes rompues par le feu.

Le grincement de ce petit vélo sur lequel un enfant pédalait, inlassablement, autour d'un parterre de campanules.

Le téléphone sonna, le général décrocha, son visage se détendit et se mit à dicter une longue liste de victuailles, en précisant la quantité de saucissons, d'esturgeons fumés, le nombre de bouteilles de vin...

Un ami, vivant comme moi sur les bords de la Neva et qui, en cachette comme tant d'autres, écoutait les radios occidentales.

Son corps vient de faire jouir encore un homme, ses yeux cherchant parmi les passagers son prochain amant.

De l'autre bout de la gare parvient un esclaffement sourd, puis le crissement d'un éclat de verre sous un pied, un juron.

La porte qui donne sur la ville s'ouvre, les nouveaux arrivants apportent le froid, l'inconfort des espaces balayés par les bourrasques.

"Une ville de l'Oural", me dis-je, essayant d'attacher cette gare à un lieu […] ; mais cette velléité géographique se révèle dérisoire […] ; et à l'est, l'infini sibérien, l'infini de cet enfer de neige.

Je suis sorti sur le quai avec ce calcul superstitieux : provoquer l'arrivée d'un train en narguant le froid.

Courbé sous la violence des bourrasques, aveuglé par la mitraille des flocons, j'ai longé le bâtiment de la gare, hésité à m'engager plus loin tant l'extrémité du quai ressemblait déjà à une plaine vierge.